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  • Photo du rédacteurCindy

Parcours d'une combattante - Julie Delattre


Le poids des mots

Je te parlais, dans l’une de mes dernières chroniques, des signes de la vie, que parfois l’on interprète, parfois pas…

Lorsque Julie me raconte l’histoire de son combat face à l’anorexie, l’une des anecdotes qui lui reviennent directement en tête est la suivante : « Le premier mot que j’ai prononcé, après "maman" et "papa", c’est "manger"… Il y avait peut-être un signe… »


Signe ou pas, le combat qu’elle a mené a été rude, et je la remercie de m’avoir fait confiance pour vous le partager.



Les tourments liés à son poids commencent assez tôt, puisque dès l’école primaire, Julie subit une sorte de pression à cet égard. Une infirmière passe régulièrement de classe en classe, et Julie fait partie des enfants qui ont l’immense bonheur de sortir dans le couloir pour monter sur la balance, du fait de son léger surpoids. (À l’époque, sa maman consulte déjà régulièrement un pédiatre, qui lui prescrit des traitements homéopathiques.)


Je me permets ici un petit aparté, parce que le hasard veut que j’aie enseigné à l’école où Julie a fait ses primaires, et que l’infirmière en question était toujours là quand j’ai débarqué en tant qu’instit. On peut dire que c’était un personnage... intéressant, je dirais… Si tu veux te la représenter, imagine-toi l’infirmière de la BD du petit Jojo !


(Tu la vois, là, au milieu en haut ?)


En fait, on l’appelait Madame Poux. Oui, je sais. C’est pas très sympa. Mais je vais t’expliquer le contexte, parce que, honnêtement, quand j’ai vu ça la première fois, j’ai eu l’impression d’avoir fait un bond en arrière de trente ans (prépare-toi au choc, car on est encore vingt ans plus tard !). Madame Poux (il se fait aussi qu’elle avait un nom imprononçable, si je me rappelle bien...) faisait donc le tour des classes tous les mois (toutes les semaines ? Je ne sais plus, mais peu importe), et, comme son surnom peut le laisser supposer, vérifiait la tête de chaque enfant, afin de s'assurer que ça ne grouillait pas un peu trop là-dessous…


Je me souviens d’ailleurs avec beaucoup de tendresse de mes élèves de 5e et 6e primaire qui se lançaient des élastiques ou pinces à cheveux d’un bout à l’autre de la classe dès qu’ils la voyaient entrer, car les filles qui avaient les cheveux longs étaient à la base dans l’obligation de les attacher. Un vrai trafic ! On se regardait d’un air complice, et je faisais causette avec l’infirmière jusqu’à ce qu’elles aient toutes rattaché leurs cheveux…


Miss P. s’appliquait ensuite à soigneusement remettre un papier (en toute discrétion, bien entendu – se référer à la couverture du petit Jojo…) aux enfants qui présentaient l’une ou l’autre bestiole indésirable, et participait ainsi non seulement à la mise en avant auprès des congénères de celles et ceux qu’il fallait éviter (vive la discrimination), mais également à la propagation desdites bestioles. Bah oui. Tu penses bien qu’elle ne se lavait évidemment pas les mains entre chaque tête blonde, rousse ou brune qu’elle manipulait ! Bref. Je n’en revenais pas.


Comme si ça ne suffisait pas, elle extirpait ensuite un pèse-personne de son immense sac, sortait dans le couloir (elle pensait sans doute que cela rendait l’acte moins violent) et appelait « discrètement » les élèves qui devaient se soumettre à la « pesée »……… Quelle horreur.


Je referme ici mon aparté, mais voilà donc ce à quoi Julie avait droit…



Le réel mal-être de Julie commence à l’adolescence, aux alentours de la deuxième secondaire, lorsque sa famille déménage à la campagne et qu’elle doit quitter une école où elle se sent bien (en cours d’année, qui plus est) pour un athénée à l’ambiance nettement moins bienveillante. Le divorce de ses parents se produit peu de temps après, et elle trouve refuge dans la nourriture.



En quelques mois, son poids atteint les nonante kilos. (Eh oui, amis français, en Belgique, on dit « nonante ». But you knew that, right?)


Sa maman décide de l’emmener chez une diététicienne, et au début, le régime se passe normalement (peut-on vraiment dire « se passe bien », pour un régime ?). Julie ne se souvient pas de l’élément exact qui a déclenché son obsession de maigrir, mais petit à petit, elle commence à faire hyper attention à ce qu’elle mange, ou plus précisément, à ce qu’elle s’interdit désormais de manger. Elle se pèse tous les jours, compte les calories, ne pense plus qu’à ça.


Elle passe des heures dans sa chambre, allongée sur le lit à ne rien faire, n’ayant plus aucune envie, juste celle d’attendre que le temps passe, se coupant complètement de sa vie sociale.


Sournoisement, la seule chose qui la préoccupe à présent est son poids. Elle n’est plus focalisée que sur ce chiffre sur la balance, qui lui procure une joie malsaine quand il diminue, encore et encore. Le reflet renvoyé par le miroir ne lui semble jamais trop mince. Sa maman s’inquiète de plus en plus et décide de l’aider en la faisant admettre dans un service spécialisé à Érasme. Elle y rencontre d’autres ados, qui présentent différents troubles, certains similaires au sien.


Et c’est là que les choses se gâtent. Je ne sais pas pourquoi, mais comme pour le récit de Karen, quand Julie me parle de ce moment, j’ai une image de prisonnier qui me vient en tête : celle d’un prisonnier incarcéré pour un délit « mineur » et qui ressort grand criminel.


Julie se retrouve coupée de tout, sans téléphone ni contact avec l’extérieur, elle qui n’a jamais été à l’aise avec le fait d’être éloignée des siens et de son foyer. Son seul désir est de quitter le centre au plus vite. Alors, elle mange. Elle mange ce qu’on lui donne et elle reprend du poids, dans l’unique but de sortir.


Et ça marche.


Trois semaines plus tard, elle rentre chez elle. Armée de nouvelles techniques pour se faire maigrir. Apprises lors de ses partages d’expériences avec les autres codétenues… euh, pardon ! adolescentes du centre.


Et c’est là que la situation devient dramatique. En plus de se priver de nourriture, Julie se fait à présent vomir et a recours à des laxatifs. À un point tel que sa maman, désemparée, la retrouve parfois inconsciente sur le sol des toilettes. Inutile de te dire qu’à ce régime-là (sans vilain jeu de mots), sa perte de poids est vertigineuse. Elle atteint les quarante kilos.


Pendant les vacances d’été, son grand-père et l’un de ses frères d’ordinaire plus réservé lui font des remarques témoignant leurs inquiétudes. Son grand-père lui dit qu’elle ressemble à une rescapée d’un camp de concentration. Sa mère lui dit que les gens la regardent, qu’on dirait une cancéreuse.


Mais quand Julie se regarde dans le miroir, elle n’a toujours pas cette impression…


Heureusement, le corps a parfois un instinct de survie. Un sursaut pour sauver la belle âme qui l’habite.


Un jour, alors qu’elle loge à l’hôtel avec sa grand-mère, elle a un instant de lucidité, qui lui est difficile à décrire. Le temps d’une fraction de seconde, elle se voit dans le miroir, telle qu’elle est réellement. Telle que les autres la voient : un sac d’os. Le temps d’un battement de cils, une prise de conscience l’envahit : « Mais je suis en train de mourir… »


Et elle a peur.


Elle parvient à puiser en elle la force de se prendre en main. Je tiens à lui dire (parce qu’elle semble parfois douter de la dureté du combat qu’elle a mené) qu’elle a fait preuve d’un courage incroyable… (Emojis cœur, cœur, cœur !)


Elle décide, de son propre gré, d’aller voir une diététicienne, qui l'aide petit à petit à remanger, à retrouver ses repères. Il lui faudra deux ans, et plusieurs rechutes, pour sortir de cet enfer. Mais Julie tient bon, et s’en sort. Elle retrouve enfin le plaisir « simple » et sain de manger.


Sa plus belle victoire est celle d’être devenue maman. Cela aurait pu ne jamais arriver, car l’anorexie avait endommagé son corps durant trois ans, et les séquelles auraient pu être irréversibles. Mais la vie a gagné. Ce corps malmené lui a finalement donné deux fils et cela lui a procuré une sorte de paix.


Elle n’a plus de soucis alimentaires aujourd’hui, mais ne se pèse jamais. La balance de sa salle de bain reste dans un coin de la pièce, et elle gère son poids en fonction de ses vêtements. Elle préfère ne pas tenter le diable, alors qu’elle s’est tant battue pour le mettre en cage.


Concernant l’image qu’elle a d’elle-même, Julie lutte encore, mais vit avec.


Parfois, une photo l’apaise, parfois la déstabilise, surtout les années avançant. Elle me dit : « Mon amoureux m’appelle "ma belle", et j’aime à croire qu’il ne me ment pas trop. »


Julie, il ne te ment pas…




On se retrouve très vite…


C.



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