Il y a des dates qui restent gravées à tout jamais. Des événements qui marquent profondément notre âme et impactent notre vision du monde.
Le jour où notre plat pays a été secoué par plusieurs attentats-suicides est marqué d’une pierre noire.
Il suffit d'une seconde - partie 1
Mardi 22 mars 2016
Je reviens d’avoir déposé mon fils à l’école lorsque je reçois un appel de son père, résidant à l’étranger. Il vient d’apprendre par les médias qu’une explosion a eu lieu à l’aéroport de Bruxelles-National.
J’allume immédiatement la télévision et découvre l’Horreur. Oui, avec un grand « h ». On pourrait croire qu’on finit par s’y habituer. Après l’effondrement des Tours Jumelles à New York et les images de corps se jetant dans le vide du haut des tours, après les attaques qui ont secoué Paris et les images de personnes s’agrippant aux rebords des fenêtres du Bataclan, après les innombrables attentats déchirant les quatre coins du monde et les images de corps meurtris, de peuples en pleurs, cela ne devrait plus nous faire le même effet, si ?
Et pourtant. Cela m’ébranle chaque fois.
Je reste scotchée devant mon écran. On le sait. Plus un drame arrive près de chez nous, plus le choc est grand. Ces reportages qui semblent tout droit sortis de quelque film catastrophe se déroulent en réalité à sept kilomètres de chez moi, à l’aéroport de Zaventem, où je prends régulièrement l’avion. Le 30 mars, nous devions d’ailleurs nous y rendre, mes parents, mon fils et moi pour aller passer une semaine en France, chez mon oncle et ma tante. À une semaine près, nous aurions pu nous retrouver au milieu du chaos qui défile sur toutes les chaînes.
À une semaine près.
Vers 9 h 15, je dois m’arracher des écrans pour partir donner mon premier cours de Spinning de la journée. J’arrive au club et les gens ne parlent que de ça. Les premiers doutes (utopiques) se sont envolés, il est à présent confirmé qu’il s’agit d’un attentat terroriste. Inutile de te dire que j’ai du mal à me concentrer, moi qui d’habitude assène les gens de « Allez, on danse sur les vélos ! ». L’enthousiasme n’y est pour personne.
À la fin de l’heure, je passe par les vestiaires pour prendre une douche rapide avant de me mettre en route vers le deuxième club où je donne cours ce jour-là, dans le centre de Bruxelles.
Je consulte mon téléphone. J’ai plusieurs appels et messages. Les sonneries fusent dans tous les coins. Un autre attentat s’est produit dans une station de métro située en plein cœur du quartier européen, à deux pas du club où je dois me rendre.
La panique s’installe dans tout le pays. Comment savoir si une autre explosion va avoir lieu ? Et surtout, où ?
J’ai alors un flash. Tu sais, le genre qui fait remonter des sueurs froides jusqu’au sommet de ton crâne… Je me souviens d’un coup que deux collègues et amies ont prévu de se rendre dans le centre-ville ce jour-là pour une sortie avec leurs élèves. La ligne touchée est précisément celle qu’elles ont dû emprunter et l’heure rentre pile dans le schéma d’une excursion scolaire.
Je tente immédiatement de les joindre. Aucun appel ou message ne passe. Je sais que le réseau est saturé, mais tu t’en doutes, la panique s’installe gentiment. (J’ose à peine imaginer l’état des parents !)
Après plusieurs tentatives, on parvient finalement à s’échanger quelques SMS. Tout le monde va bien. Ils sont « cloîtrés » dans le musée qu’ils partaient visiter et n’ont pas l’autorisation de quitter les lieux.
Ils seront « rapatriés » en bus plus tard dans la journée.
Nous apprendrons par la suite qu’ils se trouvaient dans le métro qui précédait celui qui a explosé. Ils sont descendus à la station située juste après celle qui a été touchée, et étaient encore sur le quai lorsque l’explosion a retenti au loin dans le tunnel.
À un métro près.
Ce n’est pas grand, Bruxelles. Et quand un drame comme celui-là se produit, il est quasi impossible de ne pas connaître quelqu’un qui a été touché, de près ou de loin.
Je ne me rends évidemment pas dans le centre pour donner cours et rentre chez moi, sous le choc. On entend que certaines écoles renvoient les élèves chez eux, qu’il y a des suspicions d’attaques visant des lieux publics tels que les hôpitaux et les écoles…
Je ne sais pas si je dois céder à l’hystérie qui s’installe un peu partout et aller récupérer mon fils. J’appelle son école. Ils préfèrent qu’on vienne chercher les enfants à l’heure habituelle, mais me disent que les parents sont bien entendu autorisés à venir plus tôt s’ils le souhaitent. J’hésite. Il y a des centaines d’écoles à Bruxelles, ce ne serait quand même pas de bol. Pour tout te dire, je ne sais plus si je suis allée le chercher plus tôt ou non.
Les jours qui suivent, la Belgique est à l’arrêt.
Tout un tas de dispositifs sont mis en place. Il y a des policiers et des militaires devant chaque école bruxelloise (oui, tu as bien lu, devant chaque école). Les enfants ne peuvent pas sortir dans la cour de récréation. On conseille même de fermer les tentures des fenêtres qui donnent sur la rue. Les parents ne sont plus autorisés à entrer dans les bâtiments. Même chose pour les crèches.
L’armée est déployée un peu partout à Bruxelles, dans les endroits possiblement à risque : gares, hôpitaux, centres commerciaux, aéroports...
C’est du jamais-vu.
Mercredi 23 mars 2016. Le « jour d’après ».
J’ai deux cours prévus dans le club situé non loin de la station de métro Maelbeek. J’hésite à y aller. Vraiment. Je n’ai juste pas envie de laisser mon fils orphelin de mère. Et puis, je finis par me convaincre que la tempête est sans doute terminée. (Pour le moment.)
En sortant du tunnel qui mène vers le centre, je roule devant Maelbeek. J’ai le temps d’apercevoir des centaines de bouquets de fleurs déposés à même le trottoir. Je repense aux images des blessés gisant à cet endroit la veille, des brancards, des ambulances, et tous mes poils se dressent (et crois-moi, y en a un paquet !). Je me gare entre les chars et passe devant les militaires alors que je marche vers le club. Drôle de sensation. Si tu connais un peu le quartier européen de Bruxelles, tu sais qu’en semaine, c’est dense, ça vit, ça circule. Ce jour-là, les rues sont désertes.
La salle aussi est bien vide. Je pense aux personnes qui viennent d’habitude et qui ne sont pas là aujourd’hui, et j’espère qu’elles ne se sont pas retrouvées au mauvais endroit au mauvais moment…
Je ne connaissais pas bien Karen, avant ce 22 mars. Je savais qu’elle donnait différents cours dans les mêmes clubs que moi. On se saluait poliment quand on se croisait, mais c’était à peu près tout.
Ce mercredi, alors que je sors du studio de Spinning, j’entends l’un des responsables du club annoncer : « C’est bien elle… » Je comprends rapidement qu’il parle de Karen. En effet, j’ai vu défiler sur Facebook plusieurs messages de recherche la concernant. Il revient de l’hôpital Érasme. Elle s’y trouve dans le coma, entre la vie et la mort. L’émotion me gagne. On nous demande de ne rien dire aux membres, la famille souhaitant la discrétion.
*
Les mois passent. Chacun reprend petit à petit le fil de sa vie. On s’habitue à voir des militaires dans les rues. À éviter les endroits trop fréquentés. À ne pas traîner dans le hall des départs quand on prend l’avion.
Je demande de temps en temps des nouvelles de Karen auprès des responsables des clubs. J’entends des bribes d’information à gauche à droite, mais tu sais comment ça va. Les choses sont vite déformées, mal comprises.
Quand j’entends dire qu’elle est toujours à l’hôpital, je ne comprends pas. « Comment ça, toujours à l’hôpital ? Tu veux dire de nouveau à l’hôpital ? »
Eh bien non. Des mois après les attentats, elle n’a pas encore quitté l’hôpital. Pardon, il convient ici d’être plus précise : elle n’a pas encore quitté son lit d’hôpital.
L’un des clubs où je donne cours décide d’organiser une journée afin de récolter des fonds pour aider Karen à payer les nombreux frais auxquels elle est confrontée. Parce que oui, pour des raisons connues seulement par les petits caractères sous les contrats, les assurances ne prennent pas en charge la totalité des frais auxquels Karen doit faire face. Et ils sont nombreux.
Lorsqu’on reçoit un mail nous parlant de l’événement et demandant qui souhaite s’investir pour le marathon de Spinning, je réponds dans la seconde. Il est hors de question que je ne donne pas de mon temps si cela peut l’aider.
Dimanche 18 juin 2017
Beaucoup de gens ont répondu présents. Une énergie incroyable se dégage pendant le marathon ; les gens se donnent à fond ; on peut presque voir les vélos bouger. On sent que chacun est touché par l’histoire de Karen et tient à être là.
Et puis, elle arrive. Dans son fauteuil roulant, accompagnée par plusieurs personnes que je ne connais pas encore et d’une perfusion qui lui tiendra compagnie jour et nuit pendant plusieurs années, libérant dans son corps des doses irréelles d’antibiotiques. Le petit groupe entre dans le studio, et tout le monde se met à applaudir. Karen se lève, aidée par les personnes qui l’accompagnent. Elle regarde cette salle qu’elle connaît si bien. Tout à coup, elle décide qu’elle veut monter sur le podium, sous les regards ahuris de tous.
Ceux qui la connaissent ne seront pas étonnés…
Elle repart ensuite, pour aller assister aux autres événements donnés en cette journée qui lui est consacrée.
Je ne peux retenir mes larmes. Une chose me vient immédiatement à l’esprit : « OK, c’est vraiment chouette ce qu’on fait aujourd’hui, mais après, il se passe quoi ? Elle retourne dans sa chambre d’hôpital, et puis voilà ? » Ce n’est pas concevable pour moi. J’ai un mode de fonctionnement qui veut que j’essaye de me comporter avec les autres comme j’aimerais qu’on le fasse avec moi.
C’est comme ça que j’entre en contact avec quelques personnes que je sais proches d’elle, et que j’intègre ce petit groupe qui tente de lui apporter un peu de réconfort et de sourires : la « team Karen », comme elle l’a elle-même appelée.
Si ces barbecues, ateliers pralines, et autres petites sorties ont contribué à égayer un peu son quotidien si difficile, j’en suis réellement heureuse.
Ma prochaine chronique sera entièrement consacrée à son histoire. Je te raconterai son parcours et ce qu’elle a vécu depuis ce 22 mars 2016, depuis ce moment où elle a littéralement été soufflée par la bombe qui a explosé à quelques mètres d’elle, à l’aéroport de Zaventem.
Sa force et sa résilience sont de véritables sources d’inspiration, et j’avais à cœur de te les partager...
C.
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Tu nous fais revivre ces terribles moments, et les larmes me reviennent… un ami de ma fille, Léopold, 20 ans, était dans ce métro… hate de lire la suite de l’histoire de Karen avec tes mots
Très beau récit ! Merci pour avoir partagé ton expérience, la team Karen c'est pour moi la rencontre de gens formidable comme toi. Hâte de lire la prochaine chronique